On trouvera ici moins le résultat que le déroulement d'une réflexion autour d'une question simple dont il s'agit d'éclairer la complexité tout en cherchant des pistes de réponse, c'est-à-dire sans renoncer au défi de trouver une réponse à la question telle qu'elle est posée. Comme chaque lecteur pourra le constater, il ne s'agit pas là d'une simple précaution oratoire ni d'un préambule convenu mais bien du parti-pris d'entrouvrir la porte d'un laboratoire (clandestin). Dans le but d'objectiver la notion de "recherche", la mise en forme et la terminologie seront minimalistes.
La littérature française sur Nietzsche à la Belle Epoque entraîne tout naturellement des attentes qui se manifestent sous la forme de questions: "Qui est Nietzsche pour un Français de la Belle Epoque?" ou "Que pense-t-on de Nietzsche en France au début du XXe siècle?"
L'existence d'une littérature française a du reste donné lieu à des rééditions de vieux articles (Revue des Deux Mondes) ou de vieilles traductions (Editions Robert Laffont, collection Bouquin) et à des études de réception sur "le premier moment de Nietzsche en France" ou "le premier nietzschéisme français".
En schématisant à peine:
Existe-t-il un moyen de mieux répondre à une question dont la simplicité n'est évidemment qu'apparente? Est-il possible de dégager dans la synchronie "un" Nietzsche français et/ou de suivre dans la diachronie l'évolution d'un Nietzsche en construction? Est-ce que le couple "identité de Nietzsche en France/fixation d'un savoir sur Nietzsche à l'échelle nationale" est quelque chose qui peut s'observer? Est-ce que l'échelle nationale est une échelle d'observation qui a du sens autour de 1900?
Il s'agit ici d'essayer d'observer les moments où le savoir (par ailleurs toujours en circulation et en construction) semble se fixer ou se cristalliser à l'échelle nationale, correspondant à quelque chose qui ressemblerait à un "consensus national".
Evidemment, cette hypothèse de recherche ne reflète que l'effort pour répondre à une question qui est posée à l'échelle nationale. Il ne s'agit pas de chercher à valider à tout prix la pertinence de cette échelle.
L'évident couple sources/histoire semble (trop) bien fonctionner
Le couple liitérature nietzschéenne française/histoire de Nietzsche en France fonctionne lui aussi sur le mode de l'évidence, ce qui n'offre aucune garantie, bien au contraire.
Le mot "consensus" est choisi par facilité pour sa transparence.
Evidemment, cette hypothèse de recherche ne reflète que l'effort pour répondre à une question qui est posée à l'échelle nationale.
Il faudrait aussi questionner la pertinence de la périodisation.
S'interdire de valider a priori la pertinence de la question n'exclut pas de tester la pertinence de la question. En premier lieu, il semble important de s'interroger sur la diffusion de la pensée de Nietzsche à l'échelle de l'ensemble du territoire.
Il semble possible de dégager la présence de Nietzsche à de nombreux niveaux, condition suffisante pour engager une recherche.
Est-il juste de supposer qu'il peut exister des traces directes d'un "consensus" et qu'il faut commencer par partir à la recherche de ces traces? C'est le propre de certains marqueurs empiriques de permettre d'objectiver un état du savoir ou des discours. La liste pourrait alors se présenter ainsi:
Des marqueurs à manipuler avec précaution: il ne s'agit pas d'instrumentaliser des dates ou des chiffres au profit d'une construction pré-établie.
Les marqueurs publiés reflètent-il une situation nationale?
Le long terme est à privilégier.
Certains indicateurs semblent indirectement pertinents:
Pointer des consensus sans préjuger de leur échelle locale ou nationale.
Le consensus peut être recherché à travers ce qu'il n'est pas réellement. Des situations consensuelles ne correspondent pas à une réelle adhésion de tous les acteurs à l'échelle nationale. Dans ce cas, le consensus n'est qu'apparent mais ce n'est pas un argument contre sa réalité - au contraire.
Les indices de consensus peuvent être recherchés à l'extérieur du territoire national comme quelque chose qui s'impose à l'ensemble d'une nation. Peut-être faudrait-il désorienter les recherches vers la notion d'ignorance ou de dépendance:
L'absence d'oeuvre favorise un éclatement des savoirs, faute de l'autorité que le texte représente. Cependant, il favorise aussi une convergence des états d'ignorance.
Cette attitude consensuelle apparaîtra peut-être mieux à une large échelle chronologique.
S'interroger sur la difficulté de séparer les usages et les enjeux.
Le consensus est un état toujours provisoire qu'il est peut-être possible d'observer non seulement à travers des états successifs mais à travers ce qui semble générer les passages d'un état à un autre. Dans ce sens, il faudrait peut-être formuler des hypothèses sur les facteurs de mobilité, ce qui peut favoriser ou retarder la fixation d'un savoir - hypothèses qu'il conviendra de tester à partir de recherches transversales. Parmi les indices plus ou moins propices à un déplacement, imaginer:
Tout état d'équilibre est précaire et provisoire.
Il faudrait cesser d'utiliser 1914/1918 comme une périodisation pertinente et plutôt observer un segment comme 1910-1920.
Envisager que la réception d'une oeuvre étrangère n'a pas toujours lieu "à côté" mais d'abord "à l'intérieur" de la réception dans le pays d'origine.
En extrapolant: la réception de Nietzsche chez les philosophes n'a pas lieu parallèlement à sa réception dans les milieux littéraires ou "populaires".
Existe-t-il des traces d'une volonté ou de vélléïtés d'établir un savoir à l'échelle national, de parenir à un compromis? Voir la défense de la "francité" de Nietzsche par les intellectuels pendant la guerre.
Il faut sans doute considérer que chaque lecture de Nietzsche correspond moins à la production d'un savoir isolé qu'à la volonté de déplacement du sens. Voir Eugène de Roberty (1902) qui prétend redresser un arc trop courbé par Alfred Fouillée. Voir le désaccord entre Charles Andler et Alfred Fouillée. Voir encore Léon Blum par rapport aux accusations de pornographies.
D'un autre côté, l'absence de consensus à l'échelle nationale ne joue pas nécessairement un rôle moteur au sens où elle n'est pas vécue comme une surprise ou un problème par des lecteurs/auteurs qui admettent - sans y voir de contradiction - que la pensée de Nietzsche change dans deux dimensions:
Partant de ce constat, la recherche d'un consensus peut avoir du sens à l'intérieur de catégories qui ont des préoccupations semblables mais pas au niveau national.
La question était-elle pertinente? Comment est-il envisageable d'y répondre? Quel intérêt présentent les recherches réalisées?
La réception de Nietzsche a bien lieu dans nombreux milieux en France mais l'échelle nationale est justement un cadre spatial trop vaste constituant une aire de réception trop hétérogène pour être pertinente.
En insistant, les risques sont grands de faire apparaître des savoirs partagés d'un niveau très faible: orthographe, connaissance du titre d'une ou deux oeuvres, de quelques citations...
Si les recherches font apparaître que "tout le monde" connaît Nietzsche, chacun produit un savoir en fonction de son degré de connaissance, sa position sociale, sa localisation, son genre...
Partant d'un objet, un "Nietzsche français", les recherches semblent confirmer qu'on ne peut pas observer la construction d'un savoir français mais la construction de savoirs à l'intérieur de l'espace français. L'historisation peut dès lors légitimement consister à proposer un panorama des appropriations à l'échelle individuelle ou de groupes sociaux, à montrer que les interprétations sont le reflet de tensions sociales.
Dans ce cas, l'intérêt des recherches est de souligner que l'échelle nationale n'est qu'un cadre géographique. Etudier Nietzsche en France n'exclut pas de s'intéresser à la circulation des idées de Nietzsche au-delà des frontières. La notion de "cadre géographique" invite par ailleurs l'historien à éviter de participer - implicitement ou explicitement - à la célébration d'un "objet national" puisque cet objet n'existe pas!
On ne peut pas à la fois utiliser la notion de "Nietzsche français" comme fil conducteur et choisir une approche qui ne repose pas sur un effort de penser un Nietzsche français.
D'un autre côté, les recherches laissent entrevoir que le "savoir" construit par une catégorie particulière (par exemple, une élite cultivée) ne renvoie pas seulement à des joutes interprétatives entre lecteurs avertis ni à des exercices où se joue l'autorité à l'intérieur d'un univers clos. Il ne révèle pas seulement les tensions ni comment ces tensions se résolvent.
La construction d'un savoir sur Nietzsche a toujours lieu en tenant compte des enjeux que ce savoir véhicule à tous les niveaux de la société, des savoirs précédents ou supposés à venir, des savoirs hors du territoire national... Les différentes productions sur Nietzsche donnent l'illusion d'appartenir à des univers clos et donc d'être le reflet de cet univers. Cependant, en fait, chaque savoir fait partie d'un jeu d'interactions complexes. Il n'est pas figé et isolé mais expression d'une tentative de déplacement parmi d'autres, dans un jeu qui se joue à l'échelle française.
Ainsi, il n'y a pas seulement circulation d'un savoir à l'intérieur d'un territoire mais il y a bien construction d'un savoir spécifique à l'espace français.
La question est pertinente. Il ne reste qu'à "construire" une réponse.
Obligation de penser une aire de réception homogène?
Obligation de reconnaître des interprétations "sérieuses" par rapport à une toile de fond (KISS). Séparer les interprétations des simples philosophèmes, ou du vulgaire.
Renvoyer à la polysémie de l'oeuvre de Nietzsche est insuffisant pour dépasser cette contradiction fondamentale.