A propos de la réception littéraire de Nietzsche


(Laure Verbaere, 2016)

1913
1913

De la fin du XIXe siècle jusqu’à aujourd’hui, la pensée de Nietzsche a inspiré de nombreux écrivains partout en Europe et même au-delà: sur l’ensemble du continent américain, en Chine ou encore au Japon.

 


 

Il est délicat d’apprécier comment ses idées se sont diffusées dans la littérature car bien souvent, ceux qui s’en inspirent ne le nomment pas. Il est également malaisé de distinguer ce qu’il y a parfois de proprement nietzschéen dans des œuvres qui ont emprunté à d’autres auteurs dont la pensée est proche de Nietzsche sur certains points.

«L'influence d'un homme comme Nietzsche est difficile à mesurer, parce qu'il n'est pas aisé de dire au juste où commence et où finit son originalité et même en quoi précisément elle consiste.» (J.- B. Séverac, 1911)


Dans chaque aire nationale, les histoires littéraires et les travaux de réception se sont pourtant généralement chargés de créer un panthéon des plus grands romanciers, dramaturges ou poètes qui ont subi son « influence » ou dont les œuvres portent manifestement son empreinte.

Ainsi, d’après Pierre Boudot et Jacques Le Rider, on retient souvent en France les noms d’André Gide, Paul Valéry, Marcel Proust, Paul Claudel, André Malraux, Albert Camus… Il faudrait évoquer pour le domaine allemand les noms de Rainer Maria Rilke, Hermann Hesse, Thomas Mann ou Stefan Zweig. En Italie, on songe à Gabriele d’Annunzio, Marinetti ou Benedetto Croce. Pour la Grande Bretagne, difficile de ne pas penser à Bernard Shaw et Oscar Wilde. Maxime Gorki, Viatcheslav Ivanov et Léon Chestov sont trois grandes figures du nietzschéisme russe, d’après Michel Aucouturier. En Espagne et en Amérique latine, Udo Rukser a distingué Ortega y Gasset, Baroja, Maragall. Dans le domaine scandinave, il faut citer Auguste Strindberg et Bjørnstjerne Bjørnson. En Chine, Leonardo Vittorio Arena évoque l’écrivain Lu Xun tandis qu’un ouvrage collectif intitulé Nietzsche and Asian Thought publié sous la direction de Graham Parkes montre aussi la diffusion de ses idées au Japon et en Inde.

 

Ces mises en relief des affinités entre Nietzsche et des écrivains nationaux de premier plan reflètent plus souvent l’importance de ces écrivains dans l’histoire littéraire de chaque pays que l’existence d’un lien objectif et immuable avec Nietzsche. C’est sans doute pourquoi parallèlement, les sciences humaines se sont ponctuellement penchées, à l'échelle individuelle, sur des figures « mineures », s’attachant tantôt à éclairer des pratiques de lectures, tantôt à cerner l’espace d’une rencontre singulière :

Pour la France, il faut mentionner Pierre Louÿs, Jean de Tinan, Remy de Gourmont, Léon Bloy, Jules Laforgue ou encore Drieu la Rochelle, Hugues Rebell, Maurice Barrès, Saint John Perse, Ramuz, Montherlant, Victor Segalen… En Allemagne, on songe au Comte Harry Kessler ou à Richard Dehmel, par exemple.

 

On l’aura compris : le rayonnement de Nietzsche dans la littérature mondiale de la fin du XIXe siècle jusqu’à aujourd’hui est tellement immense et varié qu’il faut renvoyer pour un examen plus précis à la lecture des travaux, eux-mêmes innombrables, qui lui sont consacrés par l’histoire littéraire, la littérature comparée, les travaux de réception…


La popularité de Nietzsche


Simple survol, ce tour d’horizon serait néanmoins incomplet s’il ne mentionnait la place de Nietzsche dans toute une littérature souvent mal connue car moins – voire pas - reconnue, les romans et pièces de théâtre à succès, romans populaires et parmi eux, le roman dit féminin.


Pour rester dans le domaine français, il faudrait signaler environ une cinquantaine de romans pour la seule période qui précède la Première Guerre mondiale. Certains ne sont pas complètement tombés dans l’oubli comme Le serpent noir de Paul Adam et son adaptation au théâtre, Les Mouettes, Nietzschéenne et Le droit à la force de Daniel Lesueur, L’inconstante de Gérard d’Houville ou encore La Nouvelle espérance et La domination d’Anna de Noailles. Aussi célèbres de leur temps que méconnus aujourd’hui, il y eut aussi Les affranchis de Marie Lenéru, Tu es femme d’Harlor, Les Murmures… de Jehanne d’Orliac, Les destinées rivales de Cardeline et tant d’autres encore… Nietzsche plane sur Ars et vita de René Gillouin et sur le théâtre d’Henry Bataille, par exemple dans La femme nue. Son nom apparaît dans Les désenchantées de Pierre Loti et Emile Zola lui-même évoque Nietzsche dans certains romans.

«Le Nietzschéisme n'est pas seulement à nos portes ; le voilà dans nos murs, au milieu de la place, et chose singulière ! introduit dans le roman français, par deux femmes du monde.» (Eugène Ledrain, 1903)


Comme le disait Geneviève Bianquis, cette littérature repose souvent sur « quelques théories grossièrement dérivées de Nietzsche ou hâtivement bâties à l’aide de quelques-unes de ses boutades les plus aventurées » (1929). Pourtant, l’intérêt de cette littérature nietzschéenne est double.

D’abord, elle montre que les femmes écrivains sont elles aussi des lectrices de Nietzsche. « Je le lus — et en entier — ce que n’avaient pas fait peut-être cinq sur cent de ceux qui parlaient de lui », écrit dans une préface Daniel Lesueur en 1919. Quand bien même la valeur littéraire ou philosophique de leurs œuvres a rarement été reconnue – elles subissent à vrai dire toutes les sarcasmes de leurs contemporains masculins – elles ont hautement revendiqué leur aptitude à comprendre le message de Nietzsche et leur légitimité à s’approprier elles aussi des thèmes nietzschéens – dépassant au passage la prétendue misogynie de Nietzsche qui pouvait laisser présager un désintérêt de leur part.

Le deuxième intérêt de la littérature féminine et dite féminine (pour les femmes) est de montrer que la diffusion du nom de Nietzsche et de quelques idées sommaires tirées de sa pensée a donc lieu auprès d’un public qui dépasse largement les seuls « milieux littéraires », c’est-à-dire une élite cultivée, souvent parisienne. Et du fait même qu’elle est d’origine féminine, elle a apparemment touché un important lectorat de femmes partout en France, participant de manière significative au développement de l’ « immoralisme féminin », autrement dit, le féminisme. C’est elle qui véhicule la notion de « surfemme », engendrant un débat houleux sur l’individualisme féminin et ses dangers. C’est elle aussi qui alimente dans la presse toute une réflexion sur « Manquons-nous de volonté ? » dans les années qui précèdent la Première Guerre mondiale. Et comme la femme est souvent associée à la figure de l’enfant, c’est elle enfin qui a posé le problème de la diffusion des idées de Nietzsche dans l’enseignement secondaire et jusque dans l’enseignement primaire.

 

C’est dire si cette littérature populaire a pu jouer un rôle important à des niveaux très différents de la société et comme elle témoigne de la pénétration – certains disent la « contamination » – des idées de Nietzsche. La critique de l’époque est d’ailleurs assez unanime à remarquer que ce phénomène est symptomatique de l’étendue de la « renommée » de Nietzsche en France. Comme le note Ernest Seillière en 1908, « le signe le plus assuré de la vogue, c'est d'inspirer l'écrivain de théâtre ou le romancier ».

Pour des raisons différentes, elle l’est aussi pour considérer qu’il s’agit d’une évolution regrettable. Les uns estiment qu’elle ne sert pas la gloire de Nietzsche car les auteur(e)s trahissent sa pensée. « Ô Nietzsche que de sottises on dira en ton nom », s’exclame par exemple le critique littéraire Emile Faguet en 1907. « Les idées de Nietzsche font le trottoir », écrit dépité Henri Albert dans le Mercure de France après la représentation des Mouettes.

D’autres regardent avec méfiance les idées de Nietzsche se répandre auprès d’un lectorat qui risque de prendre à la lettre le « culte du moi », l’appel à « devenir soi-même », à « renverser les valeurs ». Ce sont ici les arrivistes, les brutes et les goujats qui sont visés mais surtout les femmes et les jeunes filles, grandes consommatrices de feuilletons et de romans dits féminins, garantes de la cohésion de la famille et de l’éducation des enfants et que Nietzsche risque de détourner de leur mission - leur devoir de soumission.

 

On conviendra qu’aujourd’hui encore, le nom de Nietzsche apparaît dans une littérature qui lui doit peu. C’est désormais sans que les fondements de la société ne soient aucunement menacés mais ce ne fut pas toujours le cas, quand Nietzsche n’était pas encore - pas seulement - un philosophe enseigné dans le monde très fermé de la philosophie universitaire.


Des lecteurs (très) particuliers


Les travaux consacrés à l’influence, au sens large, de Nietzsche dans la littérature ne mettent pas seulement en évidence la dispersion à l’échelle internationale de l’œuvre de Nietzsche mais aussi les grands thèmes nietzschéens qui inspirent la littérature du XXe siècle : l’immoralisme et le concept du surhomme, le dionysisme, la théorie de l’éternel retour, l’amor fati, ou encore la proclamation de la mort de Dieu…

Ils soulignent ainsi l’attention particulière que les œuvres de Nietzsche ont rencontrée de la part des auteurs appartenant au champ littéraire. Même si quelques-uns le nient parfois, ce sont des lecteurs avérés qui, tout en utilisant le plus souvent des traductions (sauf dans l’espace germanophone évidemment), découvrent Nietzsche de manière plutôt précoce par rapport à l’ensemble de leurs contemporains. Ce sont par ailleurs souvent de véritables lecteurs, ne se contentant pas d’une « lecture buissonnière », pour reprendre l’expression de Mona Ozouf.

 

Quand ils se sont exprimés au sujet de leur rencontre avec l’œuvre de Nietzsche, il ressort que tous, écrivains, dramaturges ou poètes, sont sensibles à la prose de Nietzsche et à ses qualités de poète, aux débordements de son lyrisme. Ils sont sous le charme et reconnaissent son talent indiscutable à manier la prose allemande.

La découverte de Nietzsche leur fait une très forte impression. Ils sont profondément touchés par la destinée humaine de Nietzsche, émus par l’aventure intérieure de l’ « homo scribens » (Giorgio Colli), ce tragédien de sa propre existence qui se met en scène dans Ecce homo. Ce sont sans doute Daniel Halévy et Guy de Pourtalès qui ont le plus et le mieux essayé, à travers le genre biographique, de faire ressortir cette facette et cette fascination d’un Nietzsche intensément humain (trop humain) aux prises avec un « angoissant combat spirituel » écrit Guy de Pourtalès dans Nietzsche en Italie. Dans La vie de Frédéric Nietzsche, Daniel Halévy ne sépare jamais lui non plus le déroulement de la pensée de Nietzsche des faits biographiques, comme Lou Andreas-Salomé avant lui et comme Nietzsche le préconisait d’ailleurs lui-même : « J’ai toujours écrit mes œuvres avec tout mon corps et ma vie : j’ignore ce que sont des problèmes ‘‘purement spirituels’’. » note-t-il par exemple dans les fragments posthumes d’Aurore (FP 4 [285], été 1880). C’est ainsi que les écrivains abordent sa lecture et c’est bien ce qui les touche personnellement. C’est en regard de ce Nietzsche qu’ils se lancent dans une relecture de sa pensée, sous l’impulsion d’une émotion que ne leur apportent pas des biographies plus savantes comme celle de Charles Andler.

 

C’est aussi sous l’emprise de toute la palette de sentiments contradictoires que la lecture des œuvres leur inspire. On sait que Gide a exprimé sa difficulté à le lire : « Pour la septième ou huitième fois (au moins), essayé Also sprach Zarathustra. IMPOSSIBLE. Le ton de ce livre m'est insupportable. Et toute mon admiration pour Nietzsche ne parvient pas à me le faire endurer », écrit-il en 1930 dans son journal.


Paul Valéry, de son côté, note en 1927 que Nietzsche excitait en lui « la combativité de l’esprit, et le plaisir enivrant de la promptitude des réponses » mais aussi qu’il le «choquait », qu’il « irritait en [lui] le sentiment de la rigueur ». « Je me souviens de la joie que j’éprouvai il y a une dizaine d’années en ouvrant mon premier livre de Nietzsche. Comme on était loin avec lui, des petites timidités de pensée, du misérable esprit de servitude moderne ! Ce fut tout de suite pour moi un ami », écrit le poète Hugues Rebell en 1902. Georges Valois avoue qu’il lui doit sa «libération » (1906) ; Adolphe Retté souligne « les mouvements d’enthousiasme et d’aversion que son commerce fait éprouver tour à tour » (1898).

«(…) je suis obligé de t’écrire tout bas. Je regarde mon vieux Michel-Ange et mon vieux Dante avec des folies dans les nerfs et dans la volonté. Car j’ai lu Nietzsche, ô mon beau cœur et c’est un remède à mes maux, un grand cordial qui me fait très fort. J’ai la crise de moi-même. Je veux être moi-même, avec feu, me réaliser comme un orage qui éclate et avec un peu de sécheresse, comme un coup de tonnerre. (…) Je n’étais qu’un faible enfant. Je deviens homme, maintenant.» (Charles-Louis Philippe, 1911)


Faut-il voir dans cette relation intime des écrivains et poètes français du début du siècle avec l’œuvre de Nietzsche la trace d’un «pré-nietzschéisme latent », comme le défendaient les germanistes Geneviève Bianquis ou Charles Andler ou la conséquence directe des traces des lectures françaises de Nietzsche, comme le pensaient Giorgio Colli et Mazzino Montinari ? A ce jour, la question reste posée car la recherche nietzschéenne n’a pas tranché de manière convaincante.


La question de la fidélité


Il existe un point sur lequel elle a par contre clairement statué : les œuvres littéraires ont diffusé les idées de Nietzsche auprès d’un vaste public mais c’est évidemment toujours au prix d’une distance voire d’une distorsion avec la pensée de Nietzsche telle que les philosophes la conçoivent au cours du XXe siècle et encore davantage telle qu’ils la définissent depuis une dizaine d’années environ. Du temps même de leur publication, les appropriations littéraires sont saluées diversement, soit comme de superbes développements artistiques, soit comme des travestissements malheureux de la pensée nietzschéenne. Avec le recul, chacun peut toujours statuer à ce sujet librement, donc différemment, en fonction de sa sensibilité littéraire et de sa propre conception de la pensée de Nietzsche.

 

Dans certaines occasions, il peut se révéler facile d’identifier des productions littéraires grossières, au sens où elles s’écartent trop d’un sens originel sur lequel tout le monde s’accorde – de même qu’Umberto Eco distingue nettement entre surinterprétation et utilisation. Pourtant, l’exercice reste délicat et offre un vaste terrain d’investigation aux études de réception et d’intertextualité car les écrivains sont des artistes réceptifs à l’invitation de Nietzsche à le dépasser. Son œuvre « est d’influence seulement » disait Gide en 1898, si bien que Nietzsche « est à la fois lui-même et ce qu’on dit de lui ». Valéry lui aussi remarquait qu’elle était moins un « aliment » qu’un « excitant ». En 1909, Georges Batault résume ainsi l’état d’esprit de la première génération de nietzschéens : « La pure doctrine ne nous importe guère ». C’est confirmé par Edouard Gaède en 1964 au colloque de Royaumont : « Nietzsche a été le « truchement » par lequel les écrivains ont « mieux développé leur propre pensée et mieux exprimé leur être ».


C’est ainsi que tout au long du XXe siècle, Nietzsche n’a pas seulement présenté différentes facettes mais qu’il s’est confondu au fil des années avec ce que sa pensée devenait « en se diffusant dans le monde, en se déformant selon les désirs et les besoins de chacun ». Finalement, le constat de Geneviève Bianquis en 1970 - « Nietzsche sans ses continuateurs, fidèles ou non, ne serait pas Nietzsche entier » - résonne comme un écho à celui de Gide en 1898 et pourrait bien résumer la manière dont Nietzsche a traversé le XXe siècle.

«Chaque doctrine nouvelle présente certaines arêtes et extrémités outrancières autour desquelles la curiosité frivole de la multitude voltige hâtivement mais ce n'est pas l'exactitude ou la fausseté de quelques points particuliers, ce sont l'étendue et la profondeur de la création qui doivent retenir notre attention. Je ne me suis jamais demandé si les théories nietzschéennes du "surhomme" ou de l'"éternel retour" sont justes ou non: et qui se le demanderait encore, en dehors de quelques ratiocineurs et éplucheurs de livres ? Une grande œuvre ne nous intéresse toujours que par ce double côté: l'homme créateur et l'action créatrice.» (Stefan Zweig, 1926)


Quand ce n’est pas l’histoire littéraire ou l’histoire de la philosophie telles qu’elles s’écrivent décennie après décennie, ce sont les textes qui rendent justice à Nietzsche et c’est le temps qui généralement se charge de lui rendre hommage en départageant les chefs-d’œuvre de la littérature nietzschéenne des productions médiocres - et ce n’est pas toujours en proportion directe ni avec la dette envers Nietzsche que les écrivains reconnaissent, ni avec la part de fidélité à Nietzsche qu’on peut y déceler.


Le littéraire et le philosophique


C’est aussi avec le temps que s’est formée une démarcation consensuelle, toujours conflictuelle mais désormais très nette, entre production philosophique et production littéraire qui permet aujourd’hui de parler de Nietzsche dans la littérature. Cette frontière fait qu’aujourd’hui, on ne confond pas le Nietzsche de Houellebecq, par exemple, et celui du philosophe X ou Y. Elle induit aussi que, rétrospectivement, on aborde séparément le Nietzsche de Gide, par exemple, et celui du philosophe Alfred Fouillée ou du sociologue Eugène de Roberty. A l’échelle française, les travaux de réception distinguent habituellement la réception littéraire de Nietzsche de sa réception dans les milieux universitaires et plus spécifiquement philosophiques, l’une ayant précédé l’autre.


On se trouvera d’autant plus fondé à marquer cette distinction que les contemporains eux-mêmes ne manquaient pas de l’opérer. Ce qui mérite par contre d’être souligné, c’est qu’elle est l’aboutissement provisoire, sous sa forme relativement apaisée aujourd’hui, d’un lent processus qui a commencé par un débat conflictuel non seulement sur le statut philosophique – ou non - de la pensée de Nietzsche mais sur la légitimité des littéraires ou des philosophes à s’en emparer et donc à la prolonger sans la dénaturer.

«Il ne saurait y avoir de "nietzschéisme" significatif : les seuls qui ont versé dans quelque chose de ce genre étaient des médiocres, et ils ont complètement dénaturé la pensée du maître.» (Edouard Gaède, 1967)


Les termes de ce débat sont inextricablement emmêlés et ils renvoient à vrai dire souvent à opposer littéraires et philosophes professionnels. En clair, cela revient généralement à poser le problème de l’accueil - ou du rejet - de Nietzsche par les philosophes. La thèse qui prévaut à ce sujet - le succès fut tardif - a suffisamment été développée pour n’évoquer ici que la manière dont les « littéraires » eux-mêmes ont construit et défendu leur légitimité et même tenté d’imposer leur monopole. En France, c’est notamment avec Henri Albert que cette entreprise a eu lieu : il entreprend la traduction des œuvres complètes de Nietzsche en s’évertuant en effet à choisir une maison d’édition « belle-lettriste » et malgré les difficultés avec Armand Colin réussit finalement à convaincre le directeur des éditions du Mercure de France, s’opposant farouchement à la possibilité d’aller chez Alcan, la maison de la philosophie universitaire. Par la suite, les moqueries n’ont pas manqué quant à l’embarras que les « philosophes professionnels » rencontraient et elles ont largement contribué à la décision des philosophes de se tenir à l’écart de la discussion d’une pensée que les « littérateurs » mettaient un peu vite et beaucoup trop bruyamment sur le trône, déclaré libre, de la philosophie moderne.

 

Il n’est pas anodin de remarquer que bien des années plus tard, c’est justement quand la frontière entre philosophie et littérature est redéfinie, notamment via la vogue de la « déconstruction » initiée par Jacques Derrida, que Nietzsche entre de plain-pied dans la philosophie universitaire française. Les actes des colloques de Royaumont (1964) mais surtout de Cerisy-la-Salle (1972) montrent d’ailleurs à cet égard clairement que les philosophes de l’époque s’arrogent les mêmes prérogatives que les écrivains, c’est-à-dire non seulement le « droit » de penser à travers, en regard voire contre Nietzsche mais le pouvoir «d’influer sur Nietzsche », comme le dit le philosophe Edouard Gaède.


Conclusion


A l’aube du XXIe siècle, on peut finalement considérer qu’il aura fallu plus d’un siècle pour que l’œuvre de Nietzsche bascule complètement du « champ littéraire » où on s’attache à le dépasser (ce qu’il voulait sans doute) dans le « champ philosophique » où on s’attache à le lire (ce qu’il exigeait sûrement), tantôt parallèlement tantôt au centre d’un vaste débat sur les relations méfiantes mais étroites entre philosophie et littérature.

«Nietzsche is Nietzsche and nietzscheanism is nietzscheanism and never (or so it seems) the twain shall meet» (P. Bergmann, 1994)



Bibliographie


 

 

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Henry Bataille, La femme nue, Paris, Impr. l'Illustration 1908. Cette pièce en 4 actes a été jouée pour la première fois le 27 février 1908 au Théâtre de la Renaissance.

 

Georges Batault, " Nietzsche prophète ", in Mercure de France, tome 80, n°291, 1er août 1909, p. 406-416.

 

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Geneviève Bianquis, Nietzsche en France. L’influence de Nietzsche sur la pensée française, Paris, Alcan, 1929.

 

Voir aussi sa préface au livre de Pierre Boudot.

 

Pierre Boudot, Nietzsche et les écrivains français de 1930 à 1960, Paris, Éditions Aubier-Montaigne, 1970.

 

Cardeline, Les destinées rivales, Paris, Plon, 1905.

 

Venita Datta, "Superwomen or slaves ? Women Writers, Male Critics and the Reception of Nietzsche in Belle-Epoque France", in Historical Reflections/Réflexions historiques, vol. 3, n°3 (Fall 2007), p. 421-447.

 

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Domenico M. Fazio, "Nietzsche in Italien", in Nietzsche-Studien, 22, 1, 1993, p. 304-319.

 

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