Les travaux sur la réception de Nietzsche consacrent à la période de la guerre 1914-1918 un espace aussi limité que le corpus de textes mis en évidence par les bibliographies nietzschéennes est restreint. Dans Nietzsche en France (1929), Geneviève Bianquis ne mentionne que cinq titres. De son côté, Jacques Le Rider dans son Nietzsche en France (1999) ne signale pour la période 1914-1918 que trois auteurs: Henri Albert, André Beaunier et Louis Bertrand. Quant à la monumentale internationale Weimarer Nietzsche Bibliographie, elle ne relève, pour les écrits en langue française publiés pendant la guerre, qu'une quinzaine entrées, presque uniquement des ouvrages.
Dans l'ensemble, il apparaît que Nietzsche a "subi les conséquences d'un déchaînement de passions nationalistes", trouvant à l'occasion quelques rares défenseurs (JLR). Dans "Droit et culture de guerre 1914-1918", Eric Thiers note aussi en 2005 que "la perception de Nietzsche par les intellectuels français pendant la Première Guerre mondiale fut contradictoire. Il est perçu comme un belliciste farouche exaltant les vertus de la guerre, mais sa francophilie incite parfois certains à le « racheter »".
Dans quelle mesure les écrits sur Nietzsche publiés dans la presse et les revues françaises (voir: dossier Nietzsche et la guerre) viennent-ils confirmer cette vision synthétique de la place de Nietzsche en France de 1914 à 1918 en apportant des précisions? Ou invitent-ils à prendre en compte la spécificité d'une histoire de réception en temps de guerre et à abandonner les problématiques traditionnelles des travaux de réception?
C'est plutôt à cette deuxième possibilité que ces quelques pages sont consacrées, moins sous la forme d'un développement que d'un questionnement, dans la perspective d'éviter l'écueil des simplifications grossières sans oublier néanmoins l'intérêt des questions "simples".
Quelles que soient les précautions prises, l'historien peut-il éviter de se positionner en juge par rapport aux discours et attitudes passées? Grande est la tentation en effet, et nombreuses sont les possibilités, soit de chercher à défendre un Nietzsche "victime d'un nationalisme exacerbé", soit de saluer quelques esprits qui conservent de la lucidité, soit de faire l'éloge du patriotisme de l'élite intellectuelle, soit de défendre des universitaires victimes de la censure...
En tout état de cause, il faut sans doute moins essayer d'éviter ces parti-pris qu'expliciter au contraire clairement ses choix. Rien n'interdit, sans doute, de montrer que Nietzsche est maltraité, par exemple par André Suarès ("Chien de Nietzsche!", 1915), mais accumuler les citations dans ce sens ne remplacerait pas une réflexion sur le "nationalisme intellectuel" ou la manière dont les philosophes peuvent exercer leur profession en manifestant leur patriotisme. De même, rien n'empêche fondamentalement de faire l'éloge de quelques prises de position pour "sauver Nietzsche", par exemple celle de Pierre Lasserre ("Je vous demande un peu de pitié", 1915) mais mentionner ces attitudes ne dispenserait pas de s'interroger sur l'instrumentalisation de Nietzsche dans la propagande pour la victoire de la civilisation française contre la "barbarie" allemande.
A vrai dire, ce qui importe est peut-être de fixer clairement le ou les objectifs qu'une histoire de réception peut envisager à partir d'écrits publiés pendant la guerre, effort d'explicitation qui ne serait jamais inutile, mais qui l'est particulièrement dans le cas présent. Peut-on encore d'ailleurs parler de "réception" et s'en tenir à cette idée que l’œuvre de Nietzsche présente différentes facettes en fonction des milieux qui le reçoivent? La faible place des périodes de guerre dans les travaux de réception sur Nietzsche montre bien qu'il existe un embarras à ce sujet.
Cet embarras a d'autres origines. Les écrits publiés pendant la guerre ont cette particularité de ne pas se laisser trier, comme c'est le cas habituellement, en deux catégories: d'un côté, les productions "sérieuses" qui reflètent un véritable effort d'interprétation et, d'un autre côté, les productions "mineures", simples philosophèmes ou vulgaires utilisations. A partir d'une telle distinction, l'histoire de la réception de Nietzsche (culturelle ou sociale) peut s'asseoir confortablement sur un panorama de quelques textes dont il s'agit de faire l'exégèse ou l'analyse sociologique.
Pendant la guerre, rien de tel n'est sérieusement envisageable mais ce qui constitue une difficulté majeure (surtout, que "faire" avec les discours universitaires de guerre?) pourrait bien être une occasion à ne pas manquer de dépasser le clivage entre une histoire historienne et une histoire de la philosophie. Sans doute, ce ne sera pas possible en cherchant à les réconcilier tant elles forment un couple antagoniste qui conduit à ce constat: "Nietzsche is Nietzsche and Nietzschéanism is Nietzscheanism and never the twain shall meet". Il est à parier que c'est davantage en renonçant à l'apparente facilité de poser le problème de manière binaire et en proposant un effort de construction de l'objet historique.
Les écrits sur Nietzsche publiés pendant la guerre dans la presse et les revues françaises mettent l'accent sur l'impossibilité de séparer les enjeux et les usages de Nietzsche et de sa pensée. A rapprocher des écrits en temps de crise mais à un degré ultime, ils montrent que construction et circulation du savoir à l'intérieur du territoire national s'appuient sur un travail d'appropriation (usages) inséparable des conditions d'énonciation extérieures à ce travail (enjeux).
Dès lors, l'historien ne peut pas se fixer comme objectif d'offrir un panorama des uns tout en rappelant les autres - et inversement - mais doit plutôt chercher quelle(s) problématique(s) il peut construire en s'appuyant sur ces deux composantes, quel objet transversal pourrait historiquement avoir un sens.
Ce travail passe vraisemblablement par un questionnement sur les sources et la manière de les articuler avec les problématiques envisageables. Comme l'a montré A. Fourcaut à propos des archives et des monographies communales, une certaine paresse liée à la routine ou aux attentes conduit trop souvent à des raccourcis qui mènent dans l'impasse. Dans le cas de Nietzsche, il va de soi que l'existence d'écrits en temps de guerre n'implique pas automatiquement qu'il existe un "Nietzsche français de guerre" dont ces écrits témoignent.
Construire une problématique devrait aussi, sans doute, s'appuyer sur les attentes liées au travail et à la mission de l'historien. Ne pas tenir compte de ces attentes et construire des objets trop "intellectuels" ou trop convenus reviendrait à laisser le champ libre aux préjugés. On peut légitimement, au contraire, considérer que c'est précisément quand elle répond à une demande sans s'interdire de bousculer les idées reçues qu'une histoire de réception peut devenir davantage qu'une construction savante, un exercice destiné à des spécialistes. A la veille des nombreuses manifestations qui vont se tenir pour commémorer le centenaire de la Grande guerre, il serait dommage que l'histoire de Nietzsche continue de véhiculer toujours les mêmes stéréotypes: un Nietzsche allemand au service de la barbarie contre un Nietzsche français au service de la civilisation. Par exemple...
Les mots "réception" et "perception" semblent mal appropriés pour approcher ce que devient Nietzsche pendant la guerre. Le premier renvoie trop exclusivement à un travail d'interprétation; le second induit une trop grande passivité. Sans doute faudrait-il mieux parler de "construction", tant il apparaît que la guerre engendre l'apparition d'une littérature d'un genre particulier: pour ne pas préjuger de la nature de cette littérature, disons, une réponse à une situation exceptionnelle.
A la lumière de la place de Nietzsche dans la société française à la veille de la guerre, il faudrait aussi éviter de parler de "diffusion" car il n'existe guère de "milieux" qui soient restés hermétiques à la dispersion des idées de Nietzsche.
Partir de l'idée que le Nietzsche des écrits de guerre correspond à un travail de "construction" - ou de "modelage" - présente l'intérêt d'abolir la distinction entre les écrits "sincères" et la propagande et ainsi de ne pas adopter un jugement moralisateur a posteriori sur les différentes prises de position. S'extraire d'un tel point de vue apparaît comme une condition sine qua non pour ne pas se laisser entraîner par une vision primitivement binaire qui condamnerait à toute une séries de couples stériles: critiques justes/injustes, les patriotes/traîtres, bellicitses/pacifistes, réflexions théoriques/propagande et même participation/silence.
Cette optique induit plusieurs points de méthodes. D'abord, la nécessité de ne pas s'en tenir étroitement au cadre chronologique des années 1914-1918 mais de déborder largement (surtout avant 1914) pour inclure le processus de "construction" dans le moyen terme, seul cadre qui garantisse de mettre en évidence des particularités.
Deuxième point de méthode: l'importance de s'appuyer sur un corpus de textes avec un spectre aussi large que possible. Il s'agit d'accorder une égale importance aux articles de presse, de revue et aux ouvrages pour collecter une somme représentative à l'échelle nationale des différentes constructions de Nietzsche avec leurs différentes nuances et avec les différents publics concernés. Il convient également de rechercher, voire de "traquer" des traces de Nietzsche dans des lieux de publication et à l'intérieur même de publications qui peuvent constituer de potentiels espaces de liberté.
Sans préjuger de ce que des études approfondies révéleraient, trois pistes semblent pertinentes.
Premièrement, l'élargissement du cadre chronologique permet de s'interroger sur la nature, le degré de rupture que représente le déclenchement de la guerre dans la construction de Nietzsche. On pourrait se demander, par exemple, dans quelle mesure les passions déchaînées contre Nietzsche pendant la guerre doivent être associées à l'effort de propagande, ou si elles ne s'inscrivent pas dans la continuité par rapport à une opposition aux idées de Nietzsche et à leur diffusion qui remonte aux origines de l'introduction de Nietzsche en France.
Deuxièmement, on pourrait peut-être dépasser la notion de "réception contradictoire" de Nietzsche qui renvoie à opposer traditionnellement dos à dos partisans et adversaires de Nietzsche (quand ce n'est pas à la nature elle-même contradictoire de l'oeuvre) et donc à renforcer l'impression d'une France coupée en deux. Ce pourrait être au profit d'une réflexion sur le facteur de division que Nietzsche représente et sur sa signification. On verrait alors, derrière l'union sacrée et en dépit de la censure, non comment les différentes facettes de Nietzsche reflètent des lectures contradictoires mais en quoi elles incarnent un débat contradictoire.
Troisièmement, on pourrait envisager le processus de francisation, latinisation voire d'européanisation de Nietzsche comme un processus d'instrumentalisation qui a une fonction et un rôle unificateur. Dans cette optique, les défenses de Nietzsche à travers les rappels de sa francophilie ne forment pas des îlots isolés comme autant de "sauvetage" d'une grande figure intellectuelle malmenée par les élans nationalistes mais correspondent à une entreprise concertée collective d'utiliser au mieux une ressource culturelle, en évitant ce qui peut faire clivage au profit de ce qui peut promouvoir l'unité nationale.