Nietzsche dans la presse et les revues françaises d'août 1914 à décembre 1914


Frederick Nietzsche, dont l'influence fut si forte sur les jeunes générations, avait prévu l'effroyable attentat que son pays devait commettre contre la civilisation. Il le dénonce dans maints écrits et il pose comme premier axiome qu'il est un « hasard » parmi les Allemands: laissons-lui la parole.

I. Les Allemands, ces retardataires par. excellence au cours de l'histoire, sont aujourd'hui le peuple le plus arriéré de l'Europe au point de vue de la civilisation.

"Les Allemands jugés par eux-mêmes", in La Presse, 20 août 1914

Agrégation d'allemand:

Nietzsche: Schopenhauer als Erzieher

"Programme des concours pour 1915" in L'enseignement secondaire des jeunes filles, 1914



Historiens tels que Heinrich von Treitschke ou Théodore Mommsen; publicistes, tels que Schiemann ou Maximilien Harden; philosophes, dont le plus célèbre fut ce Frédéric Nietzsche, tant prôné chez nous par une équipe de germanisants naïfs; philologues et mystagogues, dont les élucubrations nous furent vantées sans mesure, vers la fin du siècle passé, par toutes sortes de scoliastes et de glossateurs, ils ont, sans exception et sans cesse, le même leitmotiv aux lèvres, ce refrain d'une monotonie sauvage, qui consiste à glorifier implacablement le triomphe de la force aveugle et sourde sur le droit désarmé.

"Les deux races", in Le Temps, 6 septembre 1914

Nous avons imprudemment, immodérément prôné la philosophie de Nietzsche, la musique de Wagner. Nous payons cher l'excès de ce snobisme cosmopolite.

Chrysale, "Endurcissons-nous" in Annales politiques et littéraire, 1914



La politique réaliste est en somme, comme le Times l'a bien dit, la doctrine de l'intérêt personnel appliquée à une nation au lieu de l'être à un individu. C'est une forme du Nietzschéisme avec tout le beau de la doctrine ôté, surtout le chevaleresque et la générosité.

Cloudesley Brereton, "Qui est responsable?", in Revue du Mois, 10 octobre 1914

D'un certain point de vue l'Allemagne est l'exemple d'un État presque exclusivement masculin. Les femmes et les mères allemandes sont parmi les plus admirables du monde, mais jusqu'à ces derniers temps leur influence a été presque entièrement limitée aux enfants, à la cuisine et à l'église, pour nous servir de l'expression du Kaiser. (...)

L'Allemagne, selon le mot de Nietzsche, aura à inaugurer une transvalualion de ses valeurs actuelles, mais point tout à fait dans la direction que Nietzsche croyait désirable.

Les femmes vont sans doute compter beaucoup plus partout dans l'économie du monde, à moins que nous  ne soyons voués par les horreurs de la guerre présente  et le terrible épuisement qui la suivra, à une sorte de  crépuscule européen interrompu seulement par les flammes livides d'une nouvelle irruption de Gengis- Khans et de Tamerlans. Si nous gagnons dans cette guerre, la paix du monde pendant les cent années qui suivront s'appuiera pour une grande part sur les femmes.

Lettre anonyme publiée dans "Qui est responsable?", in Revue du Mois, 10 octobre 1914


Faut-il conclure de quelques boutades contre la pesanteur allemande et de quelques coquetteries avec le goût français, que Nietzsche ne fût pas un pur Germain? (...)

Si Nietzsche avait survécu jusqu'en 1914, peut-être eût-il, en bon Allemand, et même en bon Prussien, applaudi aux victoires putatives qu'annonce leur état-major. Mais nous avons le droit d'espérer, sans trop de témérité ni de complaisance, qu'il aurait encore trouvé des larmes pour pleurer la destruction de Louvain et le bombardement de Reims.

Abel Hermant, Le cas Frédéric Nietzsche in Le Temps, 24 octobre 1914.


La séance solennelle de lundi dernier, à l'Institut, a déjà largement absous notre crime de lèse-majesté envers le peuple-dieu. Peut-être, à mon humble avis, n'y fut-on pas tout à fait aussi dur qu'on avait le droit et le devoir de l'être. Mais nous sommes quelques-uns qui tâcherons d'en remettre, comme dit le bon populo, et d'avoir envers la sacro-sainte Allemagne, haïe de toute notre haine, la même dureté, pour le moins, qu'avait Nietzsche, le dernier poète allemand.

"L'Intransigeant, M. Jean Richepin", d'après Le Matin, 29 octobre 1914


En travaillant comme je l'ai fait avec un zèle peut-être prématuré et parfois non sans risques au rapprochement franco-allemand, j'affirmais à mes compatriotes que l'Allemagne de la poudre sèche et de l'épée aiguisée, l'Allemagne de Saverne,- n'est pas toute l'Allemagne. J'assurais que l'esprit de Herder, de Schiller, de Fichte, de Heine et de Nietzsche n'était pas mort; j'épiais avec confiance les pâles indices d'un renouveau de l'Allemagne libérale, humanitaire. Vous m'apprenez que je me suis trompé.

Lettre de Th. Ruyssen, in Humanité, 24 octobre 1914




Dès la violation de la neutralité belge, dès l'annonce des premiers actes contraires non seulement aux pactes internationaux mais à toutes les lois humaines, il a été facile aux esprits un peu avertis de s'attendre à ce que l'Allemagne, qui a la pédanterie philosophique, abritât sous quelque théorie ses plus immondes forfaits. Tout de suite on a pensé à Nietzsche, à l'inévitable Nietszche dont on nous a saturés depuis vingt années, au tintamaresque Nietzsche dont toute la philosophie bruit comme une forge de gros obusiers et dont les yeux de Croquemitaine annonçaient le repas de l'Ogre.

(...) Nous avons eu, hélas ! en France, où toutes les idées sont accueillies et essayées, quelques tentatives d'application des théories nietzschéennes; elles étaient maladroites ou puériles, détournées de leur sens profond et même hermétique, lequel tendait à légitimer l'omnipotence de la raison d'Etat et non pas seulement de l'individu; elles se francisaient gentiment en prenant le nom de « morale de l'intérêt », d'« individualisme », de droit à « vivre sa vie, » ou en exaltant simplement la naturelle satisfaction des instincts ou la recherche des plaisirs. C'était charmant ; c'était une petite philosophie à courte vue, une philosophie de modiste. C'était une philosophie qui trompait tous ceux qui commettaient, l'imprudence de lui donner leur adhésion.

René Boylesve, "D'un pôle à l'autre", in Figaro, 12 novembre 1914, p. 1

Héroïques amis de la tranchée, je suis sûr que vous aurez quelque joie à lire la réplique suivante aux 22 Universités allemandes et aux 93 intellectuels. Je l'ai cueillie, phrase à phrase, dans un seul ouvrage de Nietzsche.

Ce serait trop long de vous expliquer quel personnage est ce Nietzsche ; il vous suffit de savoir que c'est pour les Allemands un de leurs plus grands prosateurs. Tous les journaux ont cité Heine, qui nous aimait et qui abhorrait les Prussiens, mais on ne connaît pas le jugement de Nietzsche sur les Allemands. Ecoutez-le, lui savait ce que c'était que la Culture et celui-là ne mâche pas les mots, et ses épithètes sonnent clair comme vos fusils.

Bulletin des armées, 19-21 novembre 1914



(...) Nietzsche, quelques réserves qu'il ait faites sur la culture allemande, n'a-t-il pas, par sa théorie du surhomme, préconisé, avec un cynisme brutal, le droit de la force ?

"Réponse au manifeste des représentants de la science et de l'art allemands", in La Croix, 19 novembre 1914

Nietzche, ce raseur de Nietzche, l'inventeur de la théorie du « surhomme » qui fut adoptée avec tant de souriante incompréhension par des petites contemporaines trop frivoles et des vieux philosophes trop sérieux, Nietzche a reçu un surnom qu'il n'a pas volé : le surboche. Tout cela n'est qu'un commencement et la gaîté n'a pas fini de «bocher » nos ennemis de toutes les forces de sa belle humeur vengeresse.

La Ramée, "La sixième arme", in Le Rire, 28 novembre 1914



Pourquoi flétrir les hautes œuvres d'une nation alors qu'on essaie de prendre son territoire. Le plus sage ne serait-il pas de chercher en quoi ces œuvres nous appartiennent et lui échappent ?

(...) Ne crachons pas sur tel butin. Leur classique est de bonne prise.

Fabrice, "Le butin", in le mot., 28 novembre 1914

Comme Nietzsche, les pragmatistes contemporains cherchent les origines de la science dans le besoin de maintenir et d'améliorer l'existence et comme Nietzsche ils proclament que cette science ne peut atteindre la vérité absolue. (...)

Soutenir que la science, répond à une nécessité vitale ce n'est donc ni méconnaître le rôle de la pensée théorique, ni rabaisser le vrai à l'utile. Cette confusion ne  sera jamais acceptée dans le pays de Descartes. Mais on peut tenter  la réduction inverse, élever l'utile jusqu'au vrai, soutenir que notre suprême intérêt est de rechercher la vérité pour elle-même. Accoutumer les esprits à cette idée, c'est peut-être l'effort permanent de la philosophie française.

Désiré Roustan, "La science comme instrument vital", in Revue de métaphysique et de morale, novembre 1914



En fait de nietzschéisme populaire, quoi de mieux et de plus patent que les atrocités commises, en Belgique et dans le nord de la France, par les hordes germaines, affamées et assoiffées et tout échauffées de luxure? Il m'importe assez peu de savoir si l'auteur de Zarathoustra eût approuvé les crimes de ces barbares. Jamais une philosophie ne se propage dans les multitudes sans s'y avilir et, condamnée peut-être par Nietzsche, la ruée d'outre-Rhin fut pourtant une aventure nietzschéenne.

André Beaunier, "Un voyage", in Revue des Deux Mondes, novembre-décembre 1914


Cette morale des maîtres, ce droit à l'oppression, à l'arbitraire, à la domination pour l'être supérieur, qu'on exaltait impudemment comme une fantaisie spéculative, un article de mode, nous savons aujourd'hui quels forfaits ils prétendent légitimer. Nous sommes réveillés de notre songe par le canon allemand qui détruit les vieilles pierres où s'enfermait tant de beauté, tant d'histoire et d'espérances, nous sommes éclairés à la lueur des incendies sur les effets de l'orgueil délirant où s'alimentent les théoriciens de la cruauté et de la destruction sacrilèges. Nous nous souviendrons.

Conférence de Paul Berthelot, Secrétaire général de La petite Gironde, d'après le Journal des Débats du 7 décembre 1914

Il n'y a du reste qu'à ouvrir n'importe quel livre de Nietzsche, ce touche à tout divin, pour y découvrir un arsenal intellectuel contre nos ennemis.

"Simple formalité pour acte de naissance", in le mot., 7 décembre 1914



Mais on a fait mieux que d'enrôler Gœtbe et Schiller parmi les champions de l'Alldeutschtum. Un collaborateur de la Gazette de Francfort ne vient-il pas de célébrer le patriotisme allemand de Frédéric Nietzsche? Un tel travestissement de la vérité dépasse toutes les bornes. Frédéric Nietzsche tenait en profond mépris la culture allemande et n'a jamais fait mystère de ce sentiment. La Gazette de Francfort est seule à l'ignorer.

Maurice Muret, "Frédéric Nietzsche et la culture allemande", in Journal des Débats, 9 décembre 1914



Comment nos gens n'en ont-ils rien soupçonné, voilà qui me passe. Je ne connais pas de plus bel exemple de la dépravation intellectuelle qui, naguère encore, sévissait chez nous. (Espérons que, maintenant, c'est fini et que les communiqués du général Joffre nous auront donné une leçon de rhétorique radicale et définitive) Nos mandarins de lettres étaient si incapables de comprendre qu'on pùt parler pour autre chose que pour le plaisir, que cette abominable prédication de Nietzsche, si terriblement réaliste et positive, a été prise par eux pour de la simple virtuosité idéologique. Pas un seul instant, ils n'ont songé à se demander si elle ne pourrait point avoir une répercussion, immédiate ou lointaine, dans la pratique.

(...)  Et personne ne s'est inquiété de savoir ce qu'elle était devenue dans la réalité; ni si elle a tenté, ni même si elle est capable de se réaliser. Ce n'était là, croyait-on, que du paradoxe, de la mousse un peu épaisse d'intellectualité. Et puis enfin, comme on avait coutume de dire, dans nos milieux littéraires, après une brillante discussion cela n'avait pas d'importance!

Pour nous, il y a quatre mois (il me semble qu'il y a quatre siècles), grâce justement à l'influence pernicieuse et toujours persistante du vieil idéalisme allemand, – il existait un abîme entre penser et agir. Quelle fâcheuse tournure d'esprit! Par elle s'explique que nos esthètes et nos critiques n'aient vu dans t'oeuvre de Nietzsche que de la littérature, les rêveries d'un neurasthénique solitaire. Ces phrases, bourrées, comme des obus, par les pires explosifs de la pensée allemande, ils les ont maniées avec l'inconscience et la sérénité d'un garçon de muséum époussetant les cartons de ses herbiers. Mais cette confrontation des théories nietzschéennes avec la réalité, quand ils l'eussent essayée, était bien impossible à nos littérateurs. (...) Les voyages n'y font rien, ne leur apprennent rien. Des milliers de Français ont traversé l'Allemagne, ils n'en ont rapporté que des étonnemens, des admirations de badauds hypnotisés par des façades, et incapables de deviner ce qui se passe derrière. Les plus coupables sont ceux qui nous ont présenté de l'Allemand moderne une image généreuse autant que conventionnelle. (....) Leurs livres n'ont pas résisté au premier choc des réalités.

Louis Bertrand, "Nietzsche et la guerre", in Revue des Deux Mondes, 15 décembre 1914