Bibliographie inédite des publications françaises sur Nietzsche 1868-1940

(Laure Verbaere et Donato Longo)

 

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Agence de presse Meurisse‏.
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André Billy (1882-1971)


Romancier et journaliste français, André Billy est un ami de Guillaume Apollinaire, André Rouveyre et Paul Léautaud. Il collabore à de nombreuses revues européennes, notamment à L'Aurore et au Figaro littéraire. Elu à l'Académie Goncourt en décembre 1944, il dirige après la guerre la collection « Histoire de la vie littéraire » des Éditions Tallandier.



BILLY André, La littérature française contemporaine, Paris, A. Colin, 1927.

Contient "André Gide et l'immoralisme nietzschéen", p. 164-166.

 

BILLY André, "Quelques mots sur Nietzsche", in Le Figaro, 28 octobre 1944, p. 2.

On m’écrit : « C’est très gentil à vous d’avoir commémoré le quatrième centenaire de la mort de Clément Marot, mais Le Figaro a laissé passer sans le saluer d’un seul mot le premier centenaire de la naissance de Nietzsche, date qui, dans l’histoire de la philosophie moderne, n’est pas dénuée d’importance et qui vous aurait fourni une bonne occasion de remuer quelques idées intéressantes ».

Les deux idées les plus intéressantes qu’il est d’usage de remuer à propos de Nietzsche concernent sa responsabilité dans la formation du nazisme et ses relations de pensée avec la culture française. Pendant et après la guerre de quatorze, il fut souvent question de la part qui revenait à Nietzsche dans l’impérialisme allemand. Aujourd’hui c’est du nazisme qu’on lui fait un crime, et je crois qu’en effet son influence fut pour quelque chose dans le développement de cette épouvantable maladie, mais il est innocent du racisme et le mépris qu’il professait pour la masse allemande empêche absolument de voir en lui un précurseur de la démagogie hitlérienne. La démagogie fut sans doute la chose qui lui inspirait le plus de dégoût. Or le fascisme n’est que l’exploitation démagogique de la bêtise générale au profit de quelques ambitieux sans scrupules. Je me refuse à croire que Nietzsche se serait reconnu dans un pareil système. D’ailleurs, Rosenberg, le théoricien du nazisme, dénonçait en lui un représentant du libéralisme.

A la vérité le génie instable et maladif de Nietzsche a jeté des flammes dans les sens les plus opposés. Son œuvre est un amas inutilisable de contradictions et de paradoxes. C’est à se demander quelquefois s’il parle sérieusement, par exemple quand il compare Wagner aux Goncourt. Si je ne craignais d’outrepasser ma modeste compétence, je dirais que Nietzsche n’était pas plus philosophe que Pascal, avec lequel il a tant de traits communs, bien qu’il puisse être considéré comme son contraire. Ils furent deux grands poètes et deux grands mystiques et c’est surtout dans le domaine de la vie spirituelle que leur action s’est le plus authentiquement exercée. Chacun d’eux sur le mode qui lui est propre, ils nous ont enseigné la noblesse, la pureté, la passion de l’élévation dans la solitude.

Pour Nietzsche il n’y avait de civilisation que la nôtre et il lui arriva d’être entraîné par son admiration pour notre littérature classique à des confusions plutôt singulières. Le roman de Daudet, L’Immortel, lui causa, paraît-il, beaucoup de peine comme portant atteinte au prestige de l’Académie française! N’est-ce point touchant? On a beau ne pas professer pour l’Académie un fétichisme aveugle, l’idée que Nietzsche avait d’elle fait plaisir, comme fait plaisir son amour du style énergique et nu et son horreur de l’ornementation inutile. Si on la limite au domaine du goût, sa théorie de la décadence est pleinement valable. Il est au moins curieux que les formules les plus saisissantes du classicisme nous soient venues d’un Allemand d’origine slave.

Nietzsche faisait grand cas de la souplesse, qu’il définissait: la liberté: il en voyait un des modèles dans Sterne. Il appréciait aussi une certaine négligence qu’il opposait à la raideur et à la tension extrême: « Une œuvre qui doit produire une impression de santé doit être exécutée tout au plus avec les trois quarts de la force de son auteur... Toutes les bonnes choses laissent voir un certain laissez-aller et elles s’étalent comme des vaches au pâturage. » Cette image n’est-elle pas aussi peu nietzschéenne que possible, au sens où l’on entend le mot communément? Des vaches au pâturage comme symbole de ce que le philosophe de la force et de l’énergie aimait en art! Quelle surprise! Quel aperçu sur la richesse et la complexité de sa sensibilité littéraire!

Mais au-dessus de tout Nietzsche mettait la clarté: « Enfin, nous devenons clairs! » s’est-il écrié à propos de Schopenhauer. Ce qui ne l’a pas empêché d’écrire des choses très subtiles sur le désir légitime de n’être pas compris: « Ce n'est point une objection contre un livre quand il y a quelqu’un qui le trouve incompréhensible: peut-être cela faisait-il partie des intentions de l’auteur de n’être pas compris de n’importe qui. Tout esprit distingué, qui a un goût distingué, choisit ainsi ses auditeurs lorsqu’il veut se communiquer. En les choisissant, il se gare contre les autres. Toutes les règles subtiles d’un style ont là leur origine: elles éloignent en même temps, — elles créent la distance, elles défendent l’entrée, tandis qu’elles ouvrent les oreilles de ceux qui nous sont parents par l’oreille ». Après quoi, il s’excuse d’être parfois obscur et brusque, et il se compare dans sa façon d’aborder les problèmes les plus profonds au baigneur qui se jette vite dans l’eau froide pour en sortir aussitôt: « Le grand froid rend prompt ».

J’ajouterai que Nietzsche se situait à l’opposé du totalitarisme quand il félicitait les Français de leur amour de l’art pour l’art et de leur capacité de produire sans cesse une littérature raffinée. Il admirait notre culture morale et comment chez le plus médiocre boulevardier survivait la curiosité psychologique du Grand Siècle. La synthèse du Nord et du Midi qui s’est réalisée dans le génie français provoquait également son envie.

Telles sont les « idées intéressantes » qu’à l’occasion du centenaire de Nietzsche il m’a paru bon de « remuer » de préférence à des griefs cent fois ressassés depuis trente ans et sur lesquels les compétences les plus autorisées en matière de nietzschéisme et de germanisme sont loin d’être d’accord."