Bibliographie inédite des publications françaises sur Nietzsche 1868-1940 (Laure Verbaere et Donato Longo)

 

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Anton Kuh (1890-1941)


Écrivain et essayiste juif autrichien. Il a écrit aussi sous le pseudonyme "Yorick".



KUH Anton, "Nietzsche", in Revue mondiale, 1er octobre 1925, p. 316-317.

 

En 1933, Anton Kuh envoie une lettre à Léon Daudet pour protester contre son article: "De Nietzsche à Hitler". Cette lettre est reproduite dans Lu (2 juillet) et dans L'action française (5 juillet):

"Monsieur,

Permettez à un Autrichien qui passe quelque temps ici (en qualité d'émigré préventif?) et qui, depuis longtemps, lit vos articles avec une joie sans mélange, de faire à propos de votre dernière étude: « De Nietzsche à Hitler », une légère observation complémentaire: Vous n'aimez guère — vos écrits me l'ont appris — le psychanalyste Freud, parce qu'il vous semble personnifier une variété autrichienne du bochisme. Or, votre article d'aujourd'hui confirme avec tant d'éclat une règle freudienne, que vous vous en réjouirez certainement vous même: je veux parler de sa doctrine du lapsus inconscient, c'est-à-dire des erreurs de caractère non fortuit. En effet, une « coquille » vous fait traduire (dans votre quatrième alinéa) par « renversement de toutes les valeurs » une expression signifiant « sous-estimation de toutes les valeurs » (Unterwertung aller Werte, et non point Umwertung aller Werte). Un dieu veille sur vous, monsieur. A l'endroit même où, par extraordinaire, vous alliez commettre un impair, vous vous trouvez taper dans le mille! La floraison d'un malentendu insolent auquel Hitler et ses hitlériens s'adonnent à propos de Nietzsche, ne saurait, en effet, être exprimé avec plus de justesse et de bon sens aussi que par cette transformation de « renversement » en « sous-estimation ». Nietzsche lui-même n'aurait rien pu souhaiter de mieux. Et l'on peut même aller jusqu'à présumer que Hitler l'illettré accepterait cette façon d'écrire comme étant la bonne, tant elle répond à l'essence réelle de l'image qu'il se fait du monde et de Nietzsche. N'est-ce point là, en effet, que se trouve la pierre angulaire de toute l'erreur des faux apôtres de Nietzsche avec leurs « trans », leurs « sur » et leurs « sous » ? Parcourant un jour une de ces imageries hitlériennes où le maître se trouve représenté dans les postures les plus vaines, et où, je voyais côte à côte la figure abâtardie, écrasée, de Hitler et le buste de Nietzsche, je ne pus m'empêcher de rire: il semblait qu'une caricature énorme, pouvant servir d'en-tête aux œuvres complètes de Nietzsche (il l'eût intitulée : « L'Allemand de l'avenir ») se fût, compagne spirituelle, dressée à ses côtés. Mais qu'un homme de votre sorte, monsieur Daudet, accorde l'imprimatur à cette erreur, que vous confirmiez le barbouilleur de Branau dans sa chimérique vanité, c'est pour moi un coup presque douloureux.

Peu importe, ici, dans quelle mesure Nietzsche lui-même est fautif de sa tragédie posthume: c'est-à-dire d'avoir été frustré d'une haine à laquelle il pouvait honnêtement aspirer de la part de son peuple. Il n'a certainement pas mérité le ridicule de voir assumer le rôle de César Borgia par le type même de l'esclave allemand émancipé auquel alla la haine de toute sa vie; il est innocent du fait que les « puissances d'en bas » se prennent pour les « puissances d'en haut ».

Honorable monsieur Daudet! Dans une lettre à son ami Overbeck, Nietzsche parle « ...des Allemands, cette race irresponsable, qui a tous les malheurs de la culture sur la conscience... » Si maintenant, à la suite de ce nouveau « malheur » de la culture, vous vous mettez à faire de Nietzsche l'ancêtre de Hitler, quoi d'étonnant si la typographie elle-même s'y rebelle. Et voilà pourquoi j'ai été si heureux, ce matin, en découvrant dans votre article une coquille qui correspond rigoureusement au programme de Hitler et des hitlériens (rigoureusement aussi à leur conception nietzschéenne) :

La sous-estimation de toutes les valeurs!

Agréez, monsieur, l'expression de la haute considération, et la joie sans mélange à la lecture de vos articles, de votre...."