Bibliographie inédite des publications françaises sur Nietzsche 1868-1940

(Laure Verbaere et Donato Longo)

 

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Jules Romains (1885-1972)


Jules Romains est le pseudonyme de Louis Farigoule. Ecrivain, philosophe, poète et dramaturge français, il est célèbre pour Les Hommes de bonne volonté, cycle de 27 romans publiés de 1932 à 1946 et pour sa pièce de théâtre: Knock ou le triomphe de la médecine.


ROMAINS Jules, "Une réédition de Verhaeren", in Les Cahiers d'aujourd'hui, n°3, février 1913, p. 150-152.

Profite de la réédition d'œuvres de Verhaeren (Mercure de France) pour "saluer Verhaeren et sa gloire" (p. 150).

Et poursuit: "Il est une sorte d'études, dont nous n'avons guère d'exemples encore, mais dont les progrès de la sociologie, joints à une heureuse extension de l'esprit critique, ne peuvent manquer d'amener le développement. Nous n'avons pas de « monographies de gloires ». Nous avons des biographies de grands hommes; nous avons même des ouvrages où l'on étudie l'influence d'un grand homme, d'un grand livre sur son époque, sur l'époque suivante. Mais ces derniers travaux sont à la fois sommaires, simplistes et superficiels. On nous dit, en résumé: « Lorsque Schopenhauer a été illustre, quand on a su, bien su, qu'il avait du génie, Pierre l'a commenté, Paul l'a imité, et Jacques l'a démarqué. » Mais ce qu'on ne me dit pas, c'est la façon quotidienne, patiente, obstinée dont a germé, poussé, grandi la gloire de Schopenhauer. Comment a-t-on fini par s'apercevoir que cet homme-là avait du génie? Pourquoi a-t-on mis trente ans à s'en apercevoir?

Pourquoi pas moins, et pas plus? Vous ne me le dites pas; et ce serait d'un intérêt palpitant.

Depuis Taine, l'œuvre, l'écrivain ne restent plus, aux yeux du critique, comme suspendus dans un espace abstrait, dans un lieu indéterminé du monde. On rattache le grand homme à un certain nombre de causes. Mais l'indétermination n'a cessé que d'un côté. On essaye bien de m'expliquer pourquoi et comment telle société a produit Shakespeare; mais on ne me dit pas pourquoi Shakespeare, comment Shakespeare est devenu, avant et après sa mort, un homme connu, puis un homme important, puis un grand homme, puis l'incarnation même de la pensée et de la grandeur anglaises. En d'autres termes on ne me renseigne pas sur ce qu'il y a de plus pathétique dans les rapports d'un génie et d'un groupe social, d'un génie et de l'humanité: leur lutte, leur étreinte, et les mille vicissitudes, les mille hasards de ce combat.

A force d'irréflexion, nous trouvons toutes naturelles des choses pourtant bien mystérieuses. Un jour un petit professeur allemand publie un petit livre. Personne ne s'en aperçoit. Le minime événement n'a presque pas fait une ride sur l'eau. Ce fut, comme on dit en science, pratiquement négligeable. Vingt ans après, Nietzsche est un des maîtres du monde. De cette cause à cet effet, le lien me reste vraiment trop obscur. Ce serait aussi intéressant à étudier que le régime des successions entre collatéraux dans la coutume de Champagne de 1350 à 1370.

Si j'avais le loisir, et la vocation, de me livrer à de telles recherches, j'aimerais les inaugurer par une monographie de la gloire de Verhaeren. (...)" (p. 151)