Licencié ès lettres et agrégé d'allemand, René Lauret est enseignant jusqu'en 1910 puis journaliste pour plusieurs quotidiens (Paris journal, L'Excelsior et Le Matin)
LAURET René, "Nietzsche et la culture française", in Les Marches de l'Est, tome 2, 1910, p. 510-519.
LAURET René, "Nietzsche et la culture française", in Les Marches de l'Est, 15 février 1911.
D'après la bibliographie publiée dans le Bulletin de la Société française de philosophie de 1913.
LAURET René, "La France immoraliste", in Mercure de France, tome 94, n°346, 16 novembre 1911, p. 225-241.
Evoque Nietzsche parmi les immoralistes (p. 225 et 227).
LAURET René, "Nietzsche et le IIIe Reich", {Lettre d'Allemagne}, in Le Temps, 22 octobre 1934, p. 13.
Un compte-rendu est publié dans Le Barrage du 25 octobre 1934. (L.V.)
Contre l'accaparation de Nietzsche par le national-socialisme:
"L’Allemagne officielle vient de célébrer le 90e anniversaire de la naissance de Nietzsche. Une couronne a été déposée sur sa tombe, au cimetière de Rœcken, près de Leipzig, village où il naquit, et où son père fut pasteur. M. Rosenberg a rendu visite à Mme Fœrster-Nietzsche, la sœur du philosophe, gardienne attentive du Nietzsche-Archiv, à Weimar. Quelques jours auparavant, le Führer lui-même était allé la saluer. On sait que la vieille dame — comme la famille Wagner — manifeste depuis longtemps sa sympathie pour le national-socialisme. Ces sentiments personnels n’ont pu que renforcer la tendance des dirigeants du IIIe Reich à accaparer la mémoire de Nietzsche: ils en font un de leurs prophètes, et lui empruntent constamment des maximes, des aphorismes à l’appui de leurs doctrines. L’auteur de la Volonté de puissance a émis dans la plupart de ses ouvrages des jugements plutôt sévères sur ses compatriotes: on pourrait en faire un recueil aussi plaisant qu’instructif. Les nazis sont assez généreux pour ne point s'en offusquer: ils font preuve à l’égard de Nietzsche d’une tolérance que les nationalistes allemands refusèrent toujours à Henri Heine. « Ne nous offusquons pas, déclare le Vœlkische Beobachter à propos de cet anniversaire, des pointes de Nietzsche contre l’Allemagne et les Allemands. Il était aigri par l’incompréhension de ses contemporains, et ses critiques s’appliquaient à des vices du passé et de son époque plutôt qu’aux caractères fondamentaux de son peuple. »
On pourrait discuter là-dessus. Cependant, nous ne contesterons point que certaines théories — et parmi les plus connues — du philosophe peuvent être invoquées à bon droit par le national-socialisme. Son hostilité à la démocratie et au libéralisme, son goût de l'autorité et de la discipline, son admiration pour les personnalités puissantes (Napoléon), pour les maîtres qu'il oppose aux esclaves, semblent en faire un précurseur des « Führer » de l’Allemagne moderne: à condition toutefois que leur socialisme — comme beaucoup le supposent — ne soit qu’un masque.
Nietzsche est à peine moins hostile au socialisme qu’à la démocratie. Il ne se contente pas de condamner celle-ci comme le gouvernement des masses, il nie que leur intérêt soit un but digne d’être proposé. Il affirme qu’il n’y a pas de question ouvrière, que les ouvriers sont beaucoup moins à plaindre qu’on ne pense, et déplore même que les sociétés modernes n’aient pas réussi à maintenir une sorte d’esclavage. Nous voici bien loin du national-socialisme, qui non seulement prétend s’appuyer sur le peuple, régir l’Etat en son nom, mais se vante de n’avoir d’autre préoccupation que le bien des classes populaires. Ce système proclame, il est vrai, que les individus comptent peu, que c’est le bien de la communauté nationale qu’il faut poursuivre, et qu’au besoin ils doivent se sacrifier pour elle. C’est là l’idéal posé par tous les nationalismes: idéal que Nietzsche repousse de la façon la plus catégorique. Dans de nombreux passages de son œuvre, et sous toutes les formes possibles, il répète que la nation n'a à ses yeux aucune valeur, qu’elle est destinée à disparaître au profit de formations plus vastes, groupant des continents ou des races entières. Il s’est toujours targué d’être Européen, et de n’être que cela. « Deutschland, Deutschland über alles, voilà bien le mot d’ordre le plus niais qui ait jamais été lancé. Je demande : Pourquoi l'Allemagne, si ce qu’elle représente n’a pas plus de valeur que ce que représentent les autres puissances! En soi ce n’est qu’un grand Etat de plus, une stupidité de plus au monde. » Nietzsche insiste volontiers sur ce thème. « La folie des nationalités, dit-il, et la bêtise patriotique sont sans attrait pour moi. » Et il ajoute que la plupart des grands hommes du dix-neuvième siècle ne furent patriotes que dans leur vieillesse ou dans des périodes de débilité mentale.
Il va sans dire que de tels passages manquent, dans le petit volume que Mme Fœrster-Nietzsçhe a compilé elle-même sous le titre Paroles de Nietzsche sur les Etats et les peuples. Prétendra-t-elle que son frère était, lui aussi, atteint de débilité mentale, lorsqu’il les écrivit? Mais ses opinions sur le racisme ont de quoi scandaliser bien plus encore la bonne dame. Elle les a certainement cachées à M. Hitler, qui n’a pas le temps de lire les œuvres complètes de Nietzsche.
« Maxime, a-t-il écrit: ne fréquenter personne qui participe au bluff et au mensonge du racisme. » Ou bien: "Contre l'opposition aryen-sémite. Là où les races se mélangent, c'est la source des grandes cultures.» Ou encore : « Quelle hypocrisie il faut, et quelle bassesse, pour soulever les questions de races dans l’Europe mêlée d’aujourd’hui! » De tous les peuples européens, c’est l’Allemagne qui est le plus mélangé: « Un avant-poste du slavisme, qui prépare les voies au panslavisme européen. » (Bismarck, affirme Nietzsche, est un Slave.).
Il analyse avec sa pénétration coutumière le caractère du peuple juif, et n’oublie point, cela va, sans dire, d'en marquer les défauts. Mais loin d’être antisémite, il estime que les israélites jouent un rôle capital dans la civilisation européenne et que le peuple allemand aurait intérêt à les absorber. « C’est un bienfait de rencontrer un juif lorsqu’on vit parmi des Allemands. Dans notre Europe incertaine, les israélites sont peut-être la race la plus forte: ils sont supérieurs à toute l’Europe occidentale. Leur organisation suppose un devenir plus riche, un plus grand nombre de degrés que chez les autres peuples. Les juifs, dans l’Europe moderne, ont atteint à la forme suprême de l’intellectualité: la bouffonnerie géniale (Heine, Offenbach). » Nietzsche va jusqu’à prétendre que « la beauté de la juive est la plus haute », que le devoir des juifs est de s’assimiler davantage au peuple allemand, qu’ils sont « les guides et les inventeurs entre tous les Européens », que l’Europe « leur tombera un jour dans la main comme un fruit mûr »! La propagande du IIIe Reich s’efforce de persuader aux Allemands que Nietzsche fut un farouche antisémite. Ses œuvres n’étant pas encore interdites, on peut admettre qu’un petit nombre auront toujours la curiosité de s’y reporter. En résumé, Nietzsche fut antisocialiste, antinationaliste et antiraciste. Si l’on fait abstraction de ces trois tendances, il aurait peut-être pu faire un excellent nazi".