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(Laure Verbaere et Donato Longo)

Lettre de Norbert Guterman

à Donato Longo


du 23 mai 1982


Traducteur de nombreux ouvrages, Norbert Guterman (1900-1984) travaille en collaboration avec Henri Lefebvre dans les années 1930.


transcription


 Brewster, le 23 mai 1982

 

Monsieur

 

 

Votre lettre datée le 4 mai arriva ici le 14, quelques jours avant mon retour du Mexique. Je ne m’étonne pas que le résultat de vos recherches sont décourageants, mais j’espère que vous-même n’êtes pas découragé ! Je m’empresse donc de répondre à vos questions.

 

 

1) J’ai été introduit à Nietzsche par un camarade du lycée (ou plutôt le « gymnasium » comme on l’appelait en Pologne) qui m’a prêté deux ouvrages de Nietzsche – publiés en langue polonaise en 1912 ou 1913. J’étais probablement trop jeune pour les comprendre, mais je me souviens que, j’étais charmé par le style et la forme. Je ne me souviens plus des titres ni de ceux que j’ai lu en langue allemande, toujours avec plaisir, sauf le Zarathustra… A cette époque (avant 1915), c’était surtout l’écrivain et le poète qui m’ont enthousiasmé, certainement pas le philosophe ! x

 

x Je me demande si cette lecture prématurée du génie ne m’a pas vacciné contre la tendance d’en faire une idole !

 

J’émigrai en France après avoir obtenu mon « bachot » et passé un an à l’université de Varsovie, en 1921. En 1923 j’ai obtenu ma licence ès lettres – Charles Andler était un de mes examinateurs – et je me souviens qu’il semblait être heureux d’avoir (enfin!) trouvé un étudiant qui connaissait des œuvres de N !

 

 

L’article d’André Vigan m’a semblé trop cruel…

 

 

2) Je crois que c’était en 1936 que Henri Lefebvre m’a demandé si je pouvais l’aider à faire son Nietzsche et je lui ai envoyé de New York des résumés de qqs articles sur N publiés en allemand pour la plupart. (J’avais quitté la France parce que j’ai conçu l’idée que les réactionnaires avaient gagné trop d’influence…) La polémique au sein du PCF, et les attaques de Politzer ne m’ont pas surpris du tout. Le PCF condamnait toutes les théories.

 

 

3) Je crois que je n’ai jamais dit à H Lefebvre que « je n’aimais pas le philosophe » - peut-être était-ce une interprétation erronée d’une de mes remarques. Et je pense que Nietzsche se peint lui-même très lucidement (dans l’Ecce Homo) quand il exprime son dégoût avec les socialismes ou les démocraties ; et qu’il aurait été amusé d’apprendre qu’il était le philosophe du grand capital !

 

Certaines de ses idées me paraissent justes (ex. son anti-christianisme, son pessimisme « tragique » et, d’autres me paraissent plutôt fausses…)

 

Mais, je répète, j’ai toujours été charmé par son style d’écrivain…

 

 

4) Si je revisite la France, je prendrai la liberté de vous écrire ou téléphoner… mais sans doute ce ne sera pas avant le mois de septembre -

 

 

En m’excusant de ma tardive réponse à votre lettre, je vous prie de croire, Monsieur, à ma parfaite considération.

 

 

Norbert Guterman

 

 

P.S. Une tentative intéressant[e] de traiter N. d’un point de vue marxiste est Ernst Bloch, Erbschaft dieser Zeit, Gesammtausgabe 4) Suhrkamp Verlag Frankfurt 1977